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Ne cherche pas la sécurité ou le péril

Car dans la volonté de Dieu tout est un.

Au fil des désirs sacrés et impies,

Son Amour m’a conduit à Jérusalem.


« Quelqu’un a déjà passé. Sa trace ne signifie pas son passé, comme elle ne signifie pas son travail, ou sa jouissance dans le monde, elle est le dérangement même s’imprimant (on serait tenté de dire se gravant) d’irrécusable gravité »

Emmanuel Levinas, Humanisme de l’autre homme


Le 30 juin 2014, on célébrera le 90e anniversaire de l’assassinat de Jacob Israël de Haan par la Hagana. La décision fut prise par des dirigeants du sionisme travailliste. Elle dut leur apparaître comme un acte déplaisant mais nécessaire à la construction de l’homme nouveau qui surgirait de la renaissance d’un Etat national. de Haan n’a pas été simplement la première victime juive d’un meurtre commis par les sionistes en Palestine, il représentait – par ses écrits, son action politique et sa vie personnelle- un danger réel par rapport au projet défendu par ses assassins.


En fonction des disciplines, des convictions, des revendications identitaires, son œuvre et sa vie sont dépecées, envisagées sous un angle particulier. Il en sort autant de de Haan différents dont les contradictions suscitent la perplexité. Ecrivain de talent pour l’histoire des lettres hollandaises, militant socialiste, poète lyrique du peuple juif, précurseur de la libération homosexuelle, défenseur de l’orthodoxie religieuse,  chroniqueur de la société palestinienne.  Toutes ces facettes et bien d’autres correspondent chacune à une dimension réelle du personnage.


Pour les défenseurs des droits de l’homme, de Haan serait un précurseur d’Amnesty International. Les militants antisionistes retiennent ses avertissements sur l’impossibilité de construire un Etat juif dans la justice et la paix. Pour les sionistes, il reste la figure du traître exécré. Faute de pouvoir lui coller l’étiquette de la « haine de soi », on aura l’indulgence de situer dans ses penchants sexuels la source de sa politique. Pour le mouvement homosexuel, il serait un des premiers militants socialistes à avoir pratiqué un « coming out » avant la lettre et à en avoir payé les conséquences. Pour les haredim (religieux ultra-orthodoxes), c’est le nom du martyr et de l’auto-rédemption dans  un combat humble contre ses propres péchés. Chaque fois, des aspects importants passent à la trappe. Lorsque le tri devient impossible, on se résigne à un matérialisme médico-psychiatrique. La partie obscure s’expliquerait par des pathologies. Comme tout être humain passe sa vie à s’efforcer de correspondre aux maladies de diverses nomenclatures, cela revient à expliquer Picasso par un strabisme ou Moïse par le traumatisme d’un bébé abandonné.



Eléments de biographie

Jacob Israël de Haan est né à Smilde, petite ville du Nord des Pays-Bas, en 1881. A l’époque, de nombreuses petites communautés juives étaient dispersées dans des localités semi-rurales. Sa famille était religieuse. Son père était le hazzan (chantre) de la synagogue locale et il effectuait différents petits boulots pour le compte de la communauté. En 1885, la famille se déplace à proximité d’Amsterdam. de Haan suit ainsi le parcours de nombreux Juifs de sa génération, attirés par l’urbanisation rapide (principalement vers Amsterdam) et suivant un processus de laïcisation qui les détache de l’observance religieuse. Pour de Haan, comme pour de nombreux autres révolutionnaires de sa génération, l’engagement politique s’inscrit à la fois dans le prolongement de la judéité et dans une rupture avec les croyances et obligations religieuses.


On peut citer, pour cette génération, l’exemple de David Wijnkoop. Né en 1876, c’est le fils d’un rabbin. Il fait ses études secondaires à Amstersam au gymnase « Barlaeus ». Il lui est interdit d’adhérer au club des lycéens  parce qu’il est Juif. Dans la Hollande tolérante du tournant du siècle, il y avait des limites à ne pas franchir. D. Wijnkoop adhère au Parti ouvrier social-démocrate en 1898. En 1909, avec Jan Ceton et Herman Gorter,  il participe à la scission des socialistes de gauche qui s’étaient regroupés, dès 1907, autour du journal « De Tribune ». En novembre 1918, leur parti (le SDP) se transforme en Parti communiste des Pays-Bas. Passé dans la clandestinité dès le début de l’occupation nazie, il meurt en mai 1941 quelques mois après la grève de février 1941, cas unique de mobilisation ouvrière massive contre les persécutions antisémites en Europe pendant la deuxième guerre mondiale.


La vie de de Haan fut plus brève et d’un tracé apparemment plus sinueux. Après ses études, il vit à Amsterdam, devient instituteur tout en poursuivant des études. Il adhère au Parti ouvrier social-démocrate, la section hollandaise de la IIe Internationale. Il joue un rôle actif durant la grève des travailleurs des chemins de fer et aurait été arrêté en tant qu’agitateur pour cette raison. Tout en militant, il enseigne, écrit pour la rubrique enfantine de la presse du parti, publie des textes littéraires dans des revues. Il jouit de la liberté de la grande ville et vit son homosexualité de façon semi-ouverte.


En 1904, il publie son premier roman « Pijpenlintjes » (les petites lignes du Pijp1). Le roman évoque sans fausse pudeur l’homosexualité. Il ne laisse aucun doute sur la dimension autobiographique. Ce n’était pas le premier roman néerlandais qui abordait ce thème. Le scandale vient  surtout lié au choix de situer l’action dans un quartier ouvrier où, selon les socialistes , « ces choses-là ne se passaient pas ». Il est exclu du parti, interdit de publication dans les journaux socialistes, expulsé de son école, boycotté par nombre d’éditeurs et de revues littéraires. Son ami, Arnold Aletrino rompt avec lui2.


Il devient juriste et publie une thèse qui lui vaut un prestige intellectuel important. Le scandale de son œuvre, l’hostilité tant des socialistes que des partis de droite l’empêchent cependant d’obtenir une chaire à l’université. Il milite « sans parti ». Sa priorité est la défense des prisonniers en Russie tsariste. Cette activité est menée avec l’aide de Henriette Roland Holst, poétesse et militante socialiste,  proche de Rosa Luxembourg en Allemagne. H. Roland Holst  adopte une position internationaliste pendant la première guerre mondiale et participe à la conférence de Zimmerwald.


Peu avant la guerre, de Haan retourne vers la religion et adhère au mouvement sioniste religieux Mizrahi. Il émigre en Palestine en 1919. Rapidement déçu par le sionisme, il adhère au mouvement politique antisioniste religieux Agoudat Israël. Il défendra les positions politiques de ce courant tant dans la presse que par une activité militante et diplomatique. Au début de l’année 1924, une négociation serrée s’engage entre Ibn Ali Hussein, roi du Hedjaz, à qui les Anglais ont laissé entendre qu’ils soutiendraient la création d’un grand royaume arabe, et différentes forces politiques des communautés juives de Palestine. En janvier, l’émir Hussein reçoit une délégation sioniste. En février, il accueille les représentants des juifs antisionistes ultra-orthodoxes. de Haan publie des articles sur ces rencontres. Sa volonté de faire connaître les démarches des différentes parties et de rompre avec la diplomatie secrète pratiquée largement tant par la direction sionistes que par le nationalisme arabe repose sur la conviction qu’un avenir commun et pacifique est encore possible pour l’ensemble de la population qui vit en Palestine pour autant qu’aucune organisation ne s’arroge le droit exclusif de représenter une communauté ou « une nation » dans son ensemble.


Le 30 juin 1924, quelques mois après ces rencontres et les articles publiés concernant leur contenu,  il est abattu à la sortie de la synagogue de l l’hôpital Shaare Tsedek de Jérusalem où il avait l’habitude de prier.


Pendant des décennies, les sionistes laisseront entendre que le meurtre a été commis par des Palestiniens et qu’il s’agit d’un « crime d’honneur » destiné à punir les relations homosexuelles entre de Haan et un jeune Arabe. Cette version est mise en doute dès le début par les Palestiniens et les juifs ultra-orthodoxes. Les autorités britanniques ordonnent une enquête policière qui s’enlise3. Près de soixante plus tard, un des assassins témoignera publiquement au cours d’une émission de la télévision israélienne. Il confirmera qu’il s’agissait bien d’un meurtre politique organisé par la Hagana, l’organisation militaire clandestine du mouvement sioniste ouvrier qui est le noyau principal autour duquel s’est formée l’armée israélienne au cours des guerres de 1947-1948.



Au fil des désirs sacrés et impies

Mon propos est de souligner la profonde cohérence souterraine de la vie et de l’œuvre de de Haan. Loin d’être un mannequin désarticulé, il a pendant toute sa vie fait preuve d’une fidélité à quelques principes essentiels que je tenterais de formuler ainsi. L’amour des autres est indissociable du respect de soi tant dans les relations interpersonnelles que dans l’engagement politique. Ce qu’on exige pour soi, on l’exige pour les autres. Pour tous les autres, qu’on les appelle son peuple ou des étrangers. Cela peut sembler un peu court mais, défendues par un homme à la nuque raide, ces quelques idées fondent une radicalité sans cesse renouvelée par sa propre critique. Il y a une affinité constante, créatrice si on a la force de l’accepter, entre œuvre artistique, mystique, militantisme politique et pratiques érotiques. Sa vie brûle de la flamme de son Quatrain:


« Ne cherche pas la sécurité ou le péril,

Car dans la volonté de Dieu tout est un.

Au fil des désirs sacrés et impies,

Son Amour m’a conduit à Jérusalem »


Ses convictions religieuses ont oscillé entre la rigueur de l’orthodoxie, la liberté du mystique allant jusqu’au blasphème, l’athéisme ou l’agnosticisme, la lente mélopée des rites dans l’intimité du culte familial ou des petites synagogues. Ses engagements politiques passent par le socialisme, la lutte contre le tsarisme, le sionisme du mouvement Mizrahi4 et l’antisionisme de l’Agoudat Israël5.  Le rejet du nationalisme traverse l’entièreté de son œuvre littéraire et de sa vie politique. Il pressent l’impasse israélo-palestinienne à travers la constitution de deux nations à la place des communautés fragmentées qui vivaient en Palestine. Il entend sortir l’homosexuel de sa condition de marrane. Son rejet de la censure par les socialistes hollandais6 se retrouve intact dans le mépris avec lequel il accueille, 20 ans plus tard, la campagne du quotidien Haaretz contre lui. Il accorde une place centrale à la subjectivité dans l’analyse politique.


Son œuvre littéraire est chatoyante. La poésie résonne des échos de Samuel Ha-Naguid7. Elle plonge dans ce grand fleuve des poésies mystiques et homoérotiques communes aux traditions hébraïque et arabe, turque et persane. Ses romans et récits s’inscrivent dans la lignée d’une littérature qualifiée de décadente à l’aube du XXe siècle.  Ses chroniques veulent capter l’entièreté d’un monde par le déclic de la subjectivité. Elles posent un regard ironique, curieux, dans un projet comparable à Saint-Simon ou à Proust. Si elles n’en ont pas l’achèvement stylistique, c’est parce qu’elles sont écrites par un homme pressé, envahi par le sentiment d’une double urgence. Ce monde s’effondre, son regard va s’éteindre. Ses meurtriers lui auront au moins épargné d’avoir à errer dans les ruines de ce qu’il a aimé. Il a parfois la mélancolie d’Isaac Babel ou de Victor Serge dans « S’il est minuit dans le siècle ».



Explorer l’intertextualité

Sa littérature se comprend dans l’intertextualité. Chaque style, chaque création n’acquiert un sens complet que par l’appel aux autres. Il y a là un point commun avec les signaux du désir. Son récit « Le monstre de Chine » s’ouvre sous cette invocation : « Amo e il segreto mio non posso dir 8» (« j’aime et ne peux dire mon secret »). Aucun texte ne prétend tout dire. Il éveille l’attente. Il ne naît que par le plaisir qu’y prendra le lecteur.


Dans la première étape de sa vie adulte, de Haan goûte la liberté d’Amsterdam. Instituteur et étudiant, militant socialiste, rédacteur pour les pages enfantines du quotidien du parti ouvrier. Après  « Pijpenlijntjes » (1904), évoqué plus haut, il publie en 1908  un deuxième roman qui explore des thématiques homosexuelles et le sado-masochisme (Pathologieën) . Il écrit des récits qu’on peut rattacher au courant qualifié de décadent dans la littérature du début du XXe siècle. Il publie une poésie lyrique d’une grande délicatesse qui est consacrée, pour l’essentiel, à recréer l’atmosphère de la religiosité intime des communautés juives.


Dans son travail sur les prisons russes9 (1913), de Haan pratique l’intertextualité dans le corps unique du récit. Il traite avec la même indignation du sort des détenus politiques et des prisonniers de droit commun. Il met en avant l’humiliation permanente que représente la vie carcérale quelle que soit la culpabilité que l’on associe à un acte. Son texte fait alterner la reproduction de documents de la bureaucratie tsariste, l’intensité des paroles des détenus, son propre émoi dans la rencontre avec l’un eux, le jeune Dmitrenko. Sans parler vraiment russe, il comprend assez pour capter le mépris antisémite des administrateurs de la prison. Il veut rendre presque phonétiquement les divers niveaux de langage au cours de son enquête. On retrouve cette même caractéristique dans les chroniques palestiniennes. Il est à l’écoute du babel des gamins du marché : Palestiniens, Juifs yéménites, tendres gavroches d’une Jérusalem condamnée qui sautillent de l’arabe à l’hébreu. Ils sont l’âme de cette ville, infiniment plus que les notables arabes ou les fondateurs de l’université hébraïque.


Les chroniques de Palestine sont d’une valeur exceptionnelle pour analyser la société de cette époque. On dispose en français de deux anthologies qui donnent un bon aperçu de la richesse de ces textes : « Palestine 192110 » et « De notre envoyé spécial à Jérusalem 11». Les deux livres ont été traduits et présentés par Nathan Weinstock. En néerlandais, l’ensemble est beaucoup plus vaste. Il s’agit de 394 articles publiés en janvier 1919 et juillet 1924 dans le quotidien Algemeen Handelsblad12. Leur compréhension s’enrichit à la lecture des Quatrains, rédigés en parallèle, publiés à titre posthume. On peut y ajouter le brouillon de son ultime lettre13. Il explique à son ami Joop qu’il va loger à Jaffa, plutôt qu’à Tel Aviv. Motif politique : on pourrait lui créer des difficultés en raison de ses activités antisionistes. Raison plus intime : « En plus de cela : avec un ami arabe à Tel Aviv ! Un Arabe est accueilli dans un hôtel de Tel Aviv au moins aussi mal qu’un Juif dans bien des hôtels d’Allemagne ou d’Amérique. C’est typique : nos Juifs extrêmes font à l’égard de tous ceux qui ne leur conviennent pas, exactement ce qu’ils ont enduré de manière si cruelle en exil. Nos haloutsim14 et nos élèves des gymnases seraient des maîtres cruels à l’égard des Arabes s’il ne devait plus y avoir d’Anglais ».



Contre tout nationalisme

L’opposition au nationalisme est un fil rouge de la vie de de Haan. Il n’a que mépris pour l’esprit bourgeois de la Hollande. Il adhère au sionisme mais rejette toute alliance avec un des deux blocs belligérants pendant la première guerre mondiale dans son  poème «In den Oorlog ».  A l’époque, tandis que des sionistes négocient la création d’une Légion juive, le shérif Hussein aligne le nationalisme arabe sur les visées britanniques de dépècement de l’empire ottoman. L’intransigeance contre le sionisme ne le met pas au service du nationalisme palestinien contrairement au mythe diffusé par ses assassins. Il défend le droit de tout Juif à venir vivre en Terre sainte. Il décrit indigné les pogroms de Jaffa et Jérusalem.


Les éléments d’information qu’il donne sur le pogrom de Jaffa, en mai 1921, présentent un intérêt particulier. Il s’agit d’un pogrom des temps modernes. Il n’est pas déclenché par une prédication religieuse ou la fièvre d’un événement du calendrier rituel. Sa dynamique naît d’une initiative politique de notables musulmans et chrétiens. En vue de célébrer le premier mai, le petit parti qui regroupait alors les partisans de la IIIe Internationale, le MOPS15, avait élargi son agitation. Traditionnellement cantonné aux ouvriers juifs auxquels il s’adressait en yiddish, il avait affiché un manifeste en arabe appelant le prolétariat arabe à rejoindre les manifestations du premier mai. Les notables arabes ont estimé que la coupe était comble. Ils ont pris contact avec les Britanniques pour faire valoir qu’il fallait arrêter immédiatement l’immigration juive si l’on voulait préserver la Terre sainte de la menace bolchévique. En parallèle, ils ont entrepris une campagne d’agitation dans les villes. A Jaffa, cela a débouché sur un terrible pogrom. 47 Juifs furent assassinés. Parmi, Brenner qui luttait pour la fraternité judéo-arabe et cherchait à convaincre les sionistes socialistes de rompre avec les autorités mandataires britanniques et de mener aux côtés des masses arabes une lutte anticoloniale.  A l’époque, une masse importante de la population juive se situait dans un « no man’s land » politique. Elle n’adhérait pas au sionisme et n’envisageait pas la construction d’un Etat juif. Par le pogrom de Jaffa, les notables qui impulsaient  le jeune projet nationaliste palestinien signifiaient sans ambiguïté possible que cette part importante de la population (majoritaire à Jérusalem) n’avait pas sa place dans la nation palestinienne en formation.


Qualité rare chez un écrivain militant : ses croquis sont tendres, nuancés, sarcastiques. Il aime sans réserve et aussi sans illusion. De son ami Adil16, il décrit la beauté, la générosité, la droiture et la paresse.  Chez les premiers communistes palestiniens, il enregistre la pauvreté d’un langage réduit à trois ou quatre slogans, le rêve fou de mener la révolution du Maroc à Constantinople avec un parti qui ne parle que le yiddish. Sa tendresse perce quand, après d’épuisantes palabres en leur compagnie,  il dit se sentir rajeuni de vingt ans.


Seules exceptions à des pôles opposés: les pionniers sionistes socialistes et le rabbin Sonnenfeld. A l’égard des pionniers, on devine une angoisse profonde, la déchirure de l’auteur. Il a été socialiste, puis sioniste, il hait tout en eux. Le provincialisme intellectuel, le moralisme étriqué, le double langage de l’élite travailliste l’écœurent.  Trois mots suffisent, sonores comme des gifles: chez eux, tout n’est que « Pinsk, Minsk et Dvinsk 17».  Ce refrain pèse, mesure et sépare comme la main au festin de Balthazar. Ses étudiants se mettent en grève pour obtenir son renvoi par les Anglais. Un des plus exaltés est le poète A. Z.  Ben Yishai . Après le meurtre, il sera l’auteur d’un libelle intitulé  Ha « Kadosh » De-Haan  (Le « saint » de Haan). L’homosexuel et le militant antisioniste n’y font qu’un, souillure à effacer.  La description du rabbin Sonnenfeld,  dirigeant des haderim qui rejettent l’autorité du grand-rabbin Kook18 , est hagiographique. Tout n’est que bonté, lumière, sagesse. C’est encore un Quatrain qui vient à la rescousse. Le regard perçant n’est pas aveuglé par l’adoration. Il accepte le doute : « Jeune homme, n’a-t-il jamais succombé ? Adulte, a-t-il toujours résisté ? »


90 ans après sa mort que nous reste-t-il de Jacob Israel de Haan ? Le plaisir esthétique de sa lecture, une source irremplaçable pour qui s’intéresse à l’histoire sociale et politique des premières années de la Palestine mandataire, des questions politiques lancinantes pour aujourd’hui, une remise en cause de la séparation que nous infligeons quotidiennement aux différentes sphères de notre être.


Je voudrais conclure avec les mots d’un autre poète assassiné, un demi-siècle plus tard, à Alger. Jean Sénac aussi déchiré entre l’Algérie et la France que de Haan pouvait l’être entre Jérusalem et Amsterdam.


« L’heure est venue pour vous de m’abattre, de tuer

En moi votre propre liberté, de nier

La fête qui vous obsède »


Laurent Vogel


1 Le Pijp est le quartier ouvrier où vivait de Haan à Amsterdam.

2 Arnold Aletrino (1858-1916). Ecrivain du groupe « De Tachtigers » et criminaliste. Il rompt avec Lombroso en affirmant que l’homosexualité peut se présenter chez des personnes normales et saines. Participe au mouvement de Magnus Hirschfeld pour défendre les droits des homosexuels.

3 Les dernières années de de Haan et l’enquête menée par la police britannique constituent les éléments historiques à l’origine d’une fiction littéraire. Arnold Zweig écrivit un roman en 1932. Il avait commencé la rédaction en étant convaincu que de Haan avait été victime d’un crime homophobe. C’est en Palestine que Zweig apprendra la vérité. Son roman a été traduit en français : Un meurtre à Jérusalem : L'Affaire de Vriendt, Éd. : Desjonquères, 1999.

4 Le mouvement Mizrahi regroupait des organisations sionistes religieuses.

5 Créé en 1912, Agoudat Israël était une organisation anti-sioniste religieuse. Par la suite, elle s’est progressivement rapprochée du sionisme et a accepté la création de l’Etat d’Israël.

6 J.I. de Haan, Open brief aan P.L. Tak, les textes cités en néerlandais sont disponibles sur le site de la Bibliothèque nationale des Pays-Bas (dbnl). Un appareil critique d’une qualité remarquable a été établi par Ludy Giebels.

7 Samuel ibn Nagrela dit aussi Ha-Naguid, rabbin, talmudiste, grand vizir à Grenade au XIe siècle. Une anthologie de poèmes traduits de l’hébreu a été publiée en français sous le titre «Guerre, amour, vin et vanité »  par les éditions Anatolia en 2001.

8 Il s’agit d’un vers d’Olindo Guerrini (1845-1916) qui écrivait sous divers pseudonymes. Ce vers était signé par « Lorenzo Stecchetti”.

9 J.I. de Haan, In Russische gevangenissen, site dbnl, 2002.

10 Paris, L’Harmattan, 1997.

11 Bruxelles, André Versaille, 2013.

12 Le titre néerlandais est « Feuilletons ».  Le genre évoque les articles de Trotski sur les guerres balkaniques ou ceux de John Reed sur la révolution mexicaine. L’auteur ne cherche pas à créer l’illusion qu’un œil objectif et indifférent regarderait la mêlée.

13 Texte  reproduit par J. Meijer, De zoon van een gazzen. Het leven van Jacob Israël de Haan, 1881-1924, Amsterdam, 1967.

14 Haloutsim (hébreu) : pionniers.

15 MOPS : Mifleget Poalim Sotsialist, parti ouvrier socialiste. Créé à la fin de 1919, ce premier regroupement des partisans de la  IIIe Internationale est le précurseur du futur Parti communiste palestinien. Ses militants proviennent généralement de l’aile gauche du parti sioniste ouvrier Poalei Tzion. L’un d’entre eux, Eliahu Teper, deviendra un des organisateurs du Parti communiste syro-libanais et jouera un rôle dans l’insurrection contre les Français dans le djebel druze en Syrie sous le pseudonyme de Shami. Il a été fusillé à Moscou pendant les purges staliniennes.

16 Adil Aweidah, né en 1899, rencontre de Haan à la fin de l’année 1920. Doit quitter Jérusalem pour la Jordanie pendant la Nakba. Meurt dans l’incendie de sa maison vers 1963.

17 Pinsk, Minsk et Dvinsk sont trois villes de l’ancienne zone de résidence où les Juifs étaient autorisés à s’établir sans restriction sous le régime tsariste. Cette zone fut créée en 1791 par Catherine II et abolie par la révolution de 1917. Sous la plume de de Haan, ces trois villes symbolisent la deuxième alyah (1904-1914) dont étaient issus la plupart des cadres du sionisme ouvrier en Palestine. Ils défendaient un nationalisme fortement imprégné par l’expérience militante du socialisme en Russie.

18 Abraham Kook (1865-1935) est devenu le grand rabbin de la communauté ashkénaze de Palestine en 1921. Il était favorable au sionisme.  L’initiative de créer un grand-rabbinat en Palestine provient des autorités britanniques.